Les épreuves de la vie : la problématique des conditions de vie des Français

Aujourd’hui, le désir d’égalité exige que « que chacun soit reconnu dans sa singularité ».

« Cette affaiblissement du lien social conduit à une personnalisation de l’adversaire »

Pierre Rosanvallon

L'impact social et politique du ressenti

Pierre Rosanvallon, historien et sociologue connu pour ses travaux sur le modèle politique français, propose une nouvelle approche pour appréhender les tensions et revendications actuelles dans la société française. Sans renoncer à l’idée de classes sociales, il explique que l’analyse statique basée sur les variables classiques comme la catégorie socioprofessionnelle, l’âge, sexe et situation géographique, ne suffit plus pour éclaircir la défiance envers les institutions de l’Etat et les partis politiques traditionnels.

La crainte de l'incertitude

Son nouveau livre paru en septembre 2021, Les Épreuves de la vie : comprendre les Français autrement, nous invite à considérer l’effet du ressenti des personnes ayant connu des épreuves particulières qui ont impacté la suite de leur vie et aggravé la crainte de l’incertitude. Toute la difficulté sera d’inventer de nouveaux moyens pour recréer le lien social et apporter des réponses. La prise en compte de ces expériences individuelles serait la clé du nouveau paysage social et politique. 

Manifestation pour la sauvegarde du climat ; une foule dense avec des pancartes défile calmement dans une rue d'une ville française

11 décembre 2021

Présentation par Frédéric Téper 

A la réunion de France Plurielle du 11 décembre dernier, Maître Frédéric Téper a fait une présentation très fouillée des idées principales du livre. 

Une jeune femme atterrée par la détresse se recroqueville sur une chaise, le visage caché par le bras

Il a d’abord rappelé que Pierre Rosanvallon s’est établi la renommée d’un “forgeur de concepts” depuis la publication en 1981 de La Crise de l’État-providence, en poursuivant la recherche de nouvelles pistes théoriques pour refonder l’espérance d’une vie meilleure qui est la marque des mouvements politiques de gauche. 

Les podcasts des cours de Pierre Rosanvallon au Collège de France sont en accès libre :

Histoire moderne et contemporaine du politique

Pierre Rosanvallon part des contestations qui ont marqué l’actualité récente en France : les Gilets Jaunes dès la fin de l’année 2018, le mouvement #MeToo contre le harcèlement sexuel, la médiatisation des luttes contres les discriminations… pour dresser le constat des épreuves mises en avant par leurs adhérents. Dans un contexte d’éclatement du lien social, leurs expériences individuelles sont vécues avant tout comme une atteinte à l’intégrité ou la dignité personnelle. 

L’idée des effets sociaux du ressentiment individuel n’est pas nouveau : Rosanvallon cite des exemples dans l’histoire de la philosophie : Aristote sur la perception des privilèges et de l’injustice, Hegel sur les relations maître-esclave, Nietzsche et “l’homme du ressentiment”. Sur le “sexisme compensateur”, il renvoie à Flora Tristan qui s’était lamentée de ce que “l’homme le plus opprimé de la terre peut opprimer un être, sa femme”.   

Frédéric Teper a récapitulé l’analyse de Rosanvallon qui décline les épreuves selon 4 catégories importantes : le mépris, l’injustice, la discrimination et l’incertitude.

Le mépris

Le mépris peut s’exprimer dans des registres différents, comme la condescendance face au peuple supposé ignorant ou obstiné. PR décrypte également l’indifférence à l’égard des personnes éprouvées comme une forme de mépris ressenti.

 

Avec les transformations de l’économie (mondialisée) et du travail (atomisé), l’assignation d’office à une classe sociale n’existe quasiment plus pour codifier les rapports sociaux. En quête de nouvelles repères, le citoyen lambda, le subordonné, l’employé ou l’intermittent remet en question la légitimité des élites et dirigeants et leurs privilèges apparents. Chacun insiste désormais sur son droit au respect en tant que personne et gare au dirigeant politique qui se laisse aller aux remarques blessantes ou condescendantes. 

Ce contexte actuel contraste avec l’époque “des fiertés ouvrières” entre les Trente Glorieuses et les années 1980, où les personnes des classes populaires avaient pu atteindre un statut valorisant grâce à l’usine et à l’action culturelle et politique des syndicats. On avait certes une place assignée dans la société (au point où, selon Annie Ernaux, l’ascension sociale était souvent perçue comme une trahison), mais malgré des combats à mener pour consolider les droits sociaux, elle offrait non seulement un lien social fort, mais une situation stable et une promesse d’un avenir meilleur. 

 

Il est très vite apparu dès fin 2018 que la composition hétéroclite des Gilets Jaunes ne permettait pas d’identifier un intérêt de classe en jeu. Le mouvement s’est lancé en réaction à une hausse du prix du carburant, s’agissant initialement de personnes vivant en périphérie ou zone rurale.  Les rond-points étant à  la fois des “non lieux”, des croisements de chemins mais aussi des points répondant à leur besoin de devenir plus visibles.

 

Malgré la focalisation des plaintes sur les difficultés économiques personnelles, leur expression de colère n’est jamais parvenue à se cristalliser en mouvement politique, il n’y a jamais eu la moindre revendication à l’égard des employeurs, ils ont persisté à vouloir investir les Champs-Elysées, le Palais de l’Elysée ou l’Assemblée Nationale, sans jamais s’adresser au MEDEF.

Mouvement des Gilets Jaunes 202O: Inscription au dos du gilet jaune d'un manifestant "Vieux sage en colère", "75 ans" inscrit dans un cercle rouge

L'injustice

Pierre Rosanvallon, en citant l’analyse des inégalités de Thomas Piketty, s’étonne que la répartition très asymétrique des richesses ne fasse pas davantage scandale, pas plus que les revenus des footballeurs, influenceurs, stars et autres ultra-riches. 

 

Rosanvallon distingue deux niveaux d’injustice : l’injustice de proximité apparaît dans la comparaison avec ses voisins, ses collègues. Les jeunes diplômés d’aujourd’hui se comparent entre eux, pas au patron. L’injustice de situation serait le fait d’être traité comme un statistique ou une catégorie sans prise en compte de la réalité de son cas individuel.

Situation tendue au travail : hommes debout dans un bureau où l'on voit plusieurs ordinateurs, l'un s'énerve et jette un document par terre, celui qui l'a remis regarde le sol, découragé, le 3e homme est gêné

La discrimination

La lutte contre les discrimination occupe une place de plus en plus importante dans l’action politique aujourd’hui, en corollaire de l’amplification de la demande d’égalité réelle. Cependant, s’agissant de minorités d’origine étrangère, les discours se sont déplacés au profit de la réaffirmation du principe de la laïcité.

L’expérience de la discrimination est une expérience totale ressentie comme une négation de la personne et qui  va façonner l’appartenances à une communauté de discriminés, voire persécutés, comme par exemple l’expérience historique des Juifs en Europe.

Ainsi la discrimination favorise l’apparition du communautarisme pour faire jouer la solidarité entre soi, pour vivre parmi “les siens” et y retrouver une valorisation ou égalité que l’on ne se voit pas accorder dans la société plus large.

Plus récemment, la lutte contre les discriminations a fait place à un nouvel langage. Dans le monde anglophone, le terme « culture wars » ou « guerres culturelles » a été adopté pour parler des nouveaux affrontements autour de ces concepts et des changements de société qu’ils impliqueraient, par exemple les indigénistes, le wokisme ou l’intersectionnalité, notion utilisée dès les 1990s à propos des femmes noires aux USA, et qui a depuis été amplifiée pour devenir un programme politique. 

On pourra remarquer les contradictions que cela peut soulever, puisque des personnes de certaines origines se trouvent assignées à leur différence de religion ou de culture supposée.  Cependant, on se trouve face au défi de ne pas laisser instrumentaliser la revendication de non-discrimination par des groupes cherchant à affaiblir les principes universalistes de la République. En clair, la crainte d’alimenter le séparatisme culturel s’oppose à la volonté d’accorder une plus grande reconnaissance aux minorités.est une 

L'incertitude

En dernière place,  Rosanvallon relève les épreuves de l’incertitude en retraçant les campagnes précurseurs des hygiénistes du 19e siècle qui visaient à améliorer les conditions de logement et prévenir les épidémies. Au 20e siècle, la gestion probabiliste des risques a pris le pas sur les démarches paternalistes, instaurant toutefois l’idée que l’Etat a un devoir de protéger et prévenir les risques pour la population. 

Les nouvelles incertitudes de notre temps actuel ont pris une grande ampleur, posant des défis inédits :

  • Les pandémies
  • Les cyber-attaques, les conflits géopolitiques, la menace terroriste
  • L’impact humain et social du changement climatique

Bien qu’il s’agisse de menaces collectives, à défaut d’une réponse convaincante de la part des dirigeants, les solutions pressentis remettent en question les comportements et situations individuelles : familles avec 2 voitures, multiples voyages en avion, surconsommation de biens, emballages plastiques, consommation d’aliments controversés etc. Ces risques planétaires pourraient nécessiter des politiques plus autoritaires ou des changements de comportement difficiles à annoncer aux électeurs. Sur le plan individuel, des personnes craignent peut-être plus que les dangers futurs encore flous, d’être stigmatisés ou pénalisés.

Les réponses possibles

Construire une identification commune et un projet de société n’est pas évident quand il faut prendre en compte une somme d’expériences et d’émotions individuelles disparates. 

  1. Le populisme – l’agitation de symboles d’une réalité passée, un retour au passé, un renferment dans son territoire et ses murs
  2. La politique de raison – l’émotion est un danger en politique. Cette conviction, à la base des régimes technocratiques, a toujours été une tentation pour les gouvernements en France, mais tempérée par le gaullisme et les assurances de la protection sociale. 
  3. La troisième réponse n’est pas une programme militant mais plutôt un engagement de la part des dirigeants et représentants politiques à placer l’égalité et le respect de chacun au coeur du discours public, de manière à ce que chaque personne puisse se sentir utile et valorisée dans la société.

Pierre Rosanvallon propose par cette analyse d’identifier les axes principaux qui pourraient mener vers le rétablissement de la confiance.  Un renouveau politique de gauche nécessiterait d’intégrer la compassion et le respect de chacun dans les discours et les propositions.

Le débat

La présentation s’est suivie d’un débat où la première question posée était de se demander si ce diagnostic d’épreuves et ressentiments était un problème franco-français. Frédéric Teper répond que plusieurs points communs existent entre la situation en France et dans d’autres pays, notamment les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ou bien les pays européens qui se révoltent contre l’immigration et la mise en place de règles européennes.

Un autre participant commente que les Français ont toujours eu envie de croire à la toute-puissance de l’Etat, censé pouvoir régler tous les problèmes de la vie. 

Oskar Yujnovsky a souligné qu’il existe différentes formes de populisme, certaines moins néfastes que les versions qui se manifestent aujourd’hui.  Dans certains pays d’Amérique Latine, le populisme s’est présenté comme optimiste, progressiste et généreux, sans connotation xénophobe ni affrontement civil.