S’ouvrir à l’Autre, c’est savoir décentrer son regard : exemple vécu du vis-à-vis France / Vietnam

France Plurielle veut promouvoir une société ouverte. La première condition pour ce faire, c’est d’apprendre à décentrer son regard. On parle d’empathie dans les relations entre personnes et c’est déjà difficile, mais quand il s’agit de relations dans la sphère politique le décentrement met en question nos croyances implicites et nos convictions. Au cours de notre développement on se constitue une enveloppe culturelle qui nous donne un certain regard sur la vie et organise nos convictions. 

Une porte qui s'ouvre pour voir notre propre culture avec des yeux neufs

Partager le point de vue de l’autre consiste à comprendre sa réalité derrière ses opinions. Cela ne veut pas dire être d’accord avec lui. Cela ne veut pas dire tolérer l’intolérable. Cela signifie simplement se mettre à sa place, provisoirement, pour voir la réalité telle qu’il la voit. C’est faire l’effort de partager pleinement son vécu. 

Nous avons longtemps considéré et encore un peu aujourd’hui que la culture occidentale était la plus élaborée, la plus développée. Quand on se plonge dans une autre culture et qu’on regarde la nôtre à partir de cet autre lieu, on constate des différences importantes, mais on est obligé de se dire que les jugements de valeur n’ont pas leur place et qu’il est bien prétentieux d’y trouver des critères de supériorité.  

La rencontre avec une autre culture est alors une porte qui s’ouvre pour regarder notre propre culture occidentale avec des yeux neufs et mieux comprendre l’étranger.

A la dernière réunion de l’association France Plurielle, Marie-Eve Gachelin a fait une présentation très perspicace et fascinante sur la culture et la civilisation vietnamienne. Sa profession de pédopsychiatre l’a amenée à retourner au Vietnam où elle est née. Ses recherches sur la petite enfance l’ont conduite à une réflexion sur les différences de civilisation entre le Vietnam et la France, en se basant notamment sur l’observation des bébés dans leur famille.  

Youssef Kiena Camara, Président de l’association France Plurielle, a ouvert la réunion avec un bref exposé de l’histoire du Vietnam, qui avait connu des siècles d’occupation chinoise, ponctués de révoltes, avant la colonisation française, l’occupation japonaise au cours de la Seconde Guerre Mondiale, le retour de la France avant Dien Bien Phu puis l’arrivée des Américains pour tenter d’endiguer l’expansion communiste en Asie.  

Un groupe de 6 femmes de différents âges, portant des chapeaux coniques, assises en cercle sur un trottoir, on voit 3 corbeilles, sans doute du travail qu'elles ont apporté

Les marques d'une civilisation : la place de l'individu dans la société et le rapport avec la nature

En considérant que les civilisations se distinguent selon leur modèle de la formation de l’individu et de transmission des valeurs d’une part, et leur rapport à la nature et l’environnement d’autre part, la culture asiatique se différencie de façon très marquée de la pensée occidentale.

La civilisation occidentale est imprégnée par l’idée commune aux trois grandes religions monothéistes que le destin de l’Homme, c’est de dominer la nature. Dans le livre de la Genèse, Dieu commande à Adam et Eve, en les chassant du paradis terrestre, d’aller vers l’avant pour conquérir la terre : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et asujettisez-la”.  Les progrès des techniques et des sciences à l’origine de l’industrialisation ont accentué ce clivage homme/nature. 

 

Les autres cultures du monde voient plutôt l’activité humaine dans un rapport d’harmonie ou de coexistence avec la nature.  Ils considèrent souvent que les animaux ont des pouvoirs que l’Homme ne maîtrise pas. 

Le mouvement écologiste aujourd’hui ainsi que le consensus scientifique nous avertissent que la volonté de domination de la nature rencontre ses limites.  La sauvegarde du monde que nous connaissons impose de repenser notre relation à la nature. 

La vie de la rue

Au Vietnam, tout se vit dans la rue : la sortie de l’école, le repas familial, la discussion des vieilles dames

Hiérarchie, harmonie et garder la face

Pour comprendre la culture vietnamienne, Marie-Eve Gachelin cite trois points clés qui sont communs aux traditions des pays confucéens en général :  la place de la hiérarchie, de l’harmonie dans les relations, de la nécessité de ne pas perdre la face devant les autres et donc de ne pas humilier ceux à qui on s’adresse. Marie-Eve Gachelin donne des exemples dans sa présentation de situations où une personne pourrait réagir d’une façon déroutante pour un interlocuteur occidental qui n’aurait pas compris cet impératif.

Une transmission intrafamiliale des valeurs

Les valeurs traditionnelles sont inculquées par les rites et l’éducation. Bien que la soumission à l’intérêt de la famille ou du groupe implique de fortes contraintes pour l’enfant, cet apprentissage se fait dans la douceur, et ce dès la naissance. 

 

La famille choisit un homme ou une femme qui conféra une influence « bénéfique » pour tenir en premierr le nouveau-né avant de le mettre dans les bras de sa mère. Le bébé passe ses premières semaines au calme, bien calé dans un lit dans le pénombre, ne voyant personne d’autre que sa mère et sa grande-mère maternelle. 

 

Ce n’est qu’au moment où le bébé sortira de cette chambre que l’on lui donnera son prénom qui doit être compatible avec ses parents, son signe astrologique entre autres principes. On commence à l’habituer tout en douceur au monde extérieur mais sans jamais le laisser seul. La jeune maman peut presque toujours compter sur l’aide des autres femmes de la famille. La communication non verbal entre la mère et le bébé permet un apprentissage très précoce de la propreté. En grandissant, les envies et le plaisir de l’enfant n’ont pas de place, les adultes décident de tout. 

Plus tard, les méthodes d’éducation scolaire imposent également la passivité. Les arts martiaux peuvent permettre aux jeunes garçons et filles de renforcer la maîtrise de leurs émotions, tout en leur offrant un moyen de s’affirmer. 

Repas dans la rue : l’enfant doit toujours finir son assiette

Les jeunes mamans donnent à manger à la cuillière sans se soucier des envies des enfants. Elles cajolent leur enfant pour qu’il mange tout en le distrayant pendant son repas. 

On pourrait imaginer que pour faire accepter de si fortes contraintes aux enfants, les familles aient recours à des punitions sévères. Il n’en est rien, il est très rare que l’on gronde ou réprimande un enfant. La mère et la grand-mère désamorcent les petits moments de tension n’ont qu’à le remettre à d’autres membres de la famille qui vont faire distraction. La discipline s’opère par un chantage affectif, on suggérant à l’enfant que s’il est mécontent, on pourrait le donner à une autre famille. Si les difficultés s’aggravent, une séparation plus longue peut effectivement s’organiser, soit en le confiant à au pagode où son éducation sera assurée par les moines, soit en le remettant temporairement à une famille de proches.  

 A l’école, l’enseignant demandera à un enfant qui perturbe la classe, de se mettre debout sur une jambe jusqu’à ce qu’il parvienne à se tenir  tranquille deux minutes.  Ainsi, plutôt que de subir une peine et se voir renvoyer une idée négative de soi, l’enfant s’exerce à mieux  contrôler son corps et peut se rasseoir en se sentant plus positif.

Les interactions multiples qui sont proposées au tout-petit l’aident à se construire une représentation d’un monde accueillant et rassurant autour, plus encore que de la mère, d’un groupe humain qui sera toujours là s’il est en difficulté.

En Europe, l'autonomie au dépens du sentiment de sécurité

Dans les pays occidentaux, tout est organisé pour conduire son enfant vers l’autonomie et le bonheur. Des espaces sont désignés pour son épanouissement comme son lit, sa chambre, son parc, où il est libre de se mouvoir et d’évoluer mais où il est souvent seul. Il s’est créé une science d’un développement « normal », induite par le souci de l’autonomisation.

Si l’enfant en France est poussé vers la réalisation de soi et l’assouvissement de ses désirs, les valeurs à transmettre par la famille ont tendance à s’effacer au profit de la mise à disposition des moyens d’assurer son autonomie. La problématique des valeurs à transmettre apparaît souvent dans les consultations en France. Les valeurs qui font la matrice du vivre ensemble, comment les transmettons-nous ?

La nécessité de l’autonomie précoce de l’enfant rejoint le combat des femmes pour avoir le droit, elles aussi, à cette autonomie et réalisation de soi. Elles vont donc majorer les possibilités d’autonomie de leurs enfants et la réalisation de leurs désirs au détriment de leurs besoins de sécurité.  Plus tard, l’adolescent devra construire seul ses réseaux de relations.

Les parents vietnamiens ressentent cependant actuellement la nécessité de s’adapter à la modernité comme une réalité conflictuelle qu’il faudra réconcilier avec la cohésion de la société. 

Notre société occidentale s’est construite autour de la place prépondérante faite à l’individu au détriment des liens sociaux. C’est l’importance du consumérisme, de la recherche du plaisir. En Asie du Sud Est, le réflexe communautaire va de soi, mais au détriment d’une certaine créativité.

En Chine, selon le philosophe sinologue François Jullien, il y a plusieurs siècles, les penseurs ont choisi de développer la sagesse plutôt que la connaissance et la technique.

Autel familal des ancêtres au Vietnam, avec leurs photos, des bougies, des fleurs, des offrandes de fruits

L'autel des ancêtres

Présent dans chaque maison, objet de certains rituels, l'autel des ancêtres permet aux morts d’être présents avec les vivants. On fête l’anniversaire de la mort des ancêtres en leur offrant à manger et les fêtes familiales se passent devant l’autel.

Trois clés des traditions culturelles confucéennes

La hiérarchie : le groupe familial est uni, soudé et loyal. L’existence psychique de l’individu n’est assurée que par les liens familiaux. L’enfant doit apprendre à faire passer son intérêt individuel après l’intérêt collectif et des garder ses émotions pour lui, en famille comme à l’extérieur. Le moi/ego doit être dilué dans le groupe. 

 

L’Harmonie), présente dans toutes les sphères de la vie,  tend à ce que toute chose soit équilibrée et à sa juste place. Le conflit peut survenir mais ne doit jamais s’exprimer directement.

 

Garder la face : on accorde une grande importance à ne pas perdre la « face ». « La face est à l’homme ce que l’écorce est aux arbres. Chacun s’efforce aussi de sauver la face de l’autre, en évitant de le mettre dans une position embarrassante.

La langue idéographique traduit les rapports sociaux

La culture vietnamienne est incluse habituellement, bien que chaque pays y ait ses particularités, dans l’ensemble défini par les pays du Sud-est Asiatique de tradition confucéenne. Ces pays sont la Chine, la Corée, le Japon et le Vietnam. C’est aussi l’Asie des baguettes.  Ils ont en commun de pratiquer la langue idéographique. Bien qu’au Vietnam, l’écriture ait été romanisé au 17e siècle, la grammaire d’origine reste inchangée, étant quasiment inexistante : pas de genre (masculin/féminin…), pas de temps verbal. Ce qui se reflète plus particulièrement dans les relations sociales, c’est l’absence de pronoms personnels. C’est le contexte qui détermine qui parle à qui, quand et où. La hiérarchie et le respect des générations plus agées y tient une grande importance. 

 

Notre perception de nous-même est donc différente selon le contexte dans lequel on s’exprime. Dans les sociétés asiatiques, le respect et l’autorité s’obtiennent avec l’âge. En s’adressant à une personne bien plus âgée que vous, il faut utiliser un terme plus respectueux, selon que votre interlocuteur pourrait avoir l’âge d’un de vos parents ou  l’âge d’un de vos grands-parents. 

Parler à la première personne du singulier

A la place du pronom « je », il existe plusieurs termes pour s’adresser à une autre personne selon son âge relatif :

  • Tôi (tui) – C’est le pronom passe-partout. Il est récent. Il est très impersonnel mais est parfaitement adapté lorsqu’on doit communiquer par exemple avec un personnel de l’administration pour effectuer ses formalités.
    Exemple (à un policier) : Tôi có một bằng lái xe Pháp : j’ai un permis de conduire français ( : avoir).
  • Anh – A utiliser si vous êtes un homme, et lorsque vous vous adressez à une personne plus jeune que vous. Peut se traduire par « grand frère ».
  • Chị – A utiliser si vous êtes une femme, et lorsque vous vous adressez à une personne plus jeune que vous. Peut se traduire par « grande sœur ».
  • Em – Lorsque vous vous adressez à un homme ou à une femme plus âgée que vous. Peut se traduire par « petit frère » ou « petite sœur ».
  • Mình – Avec une personne de même âge que vous.
    Exemple (à une personne du même âge que vous venez de rencontrer) : Mình là người Pháp : je suis français.
Le soir dans une cour, un groupe de petits écoliers s'entraînent avec leur maître aux arts martiaux

Un renouveau des arts martiaux

Le vovinam, une fusion moderne des anciens styles de combat qui remontent au Moyen-Age, est pratiqué par de nombreux enfants et adultes au Vietnam. Des spectacles et démonstrations publiques font souvent partie des fêtes traditionnelles et il existe plusieurs festivals et tournois.

La discipline internalisée

Le reproche ne se fait pas au nom de la transgression d’un interdit, mais au nom de la confiance de l’enfant dans les adultes. En échange de son obéissance, l’enfant aura un grand sentiment de sécurité. 

L’enfant porte ainsi le poids du maintien de la relation au travers d’une soumission acceptée.

Points de discussion

  • Le premier commentaire à la suite de la présentation était sur la difficulté de transposer de telles méthodes d’éducation dans un pays comme la France, malgré le bénéfice évident en termes d’équilibre social et personnel. Marie-Eve Gachelin a répondu en observant qu’en occident, il y avait par le passé des référents structurants en dehors de la famille : la religion, la société civile avec des organisations de jeunesse. Ces référents ont largement disparu, laissant parfois les enfants et adolescents très isolés. 
  • Elle considère que nous sommes dans une crise de civilisation majeure à cause de l’excès d’individualisme. 
  • La question a été posée des choix de vie des jeunes couples urbains qui ont une bonne carrière, si cela remet en question le rôle traditionnel des grand-parents et de la famille élargie. Marie-Eve Gachelin a répondu que dans ce cas, les grand-parents viennent vivre en ville aux côtés des jeunes parents. Par contre, les jeunes qui ont vécu à l’étranger veulent toujours adopter un mode de vie à l’occidental. 
  • Sur un point évoqué au cours de la présentation, elle précise que la polygamie, autrefois courante, a commencé à reculer depuis l’instauration du communisme et que, même si cela reste légale, c’est devenue rare. 
  • Une dernière question portait sur les défis de la psychothérapie lorsque toute la famille souhaite y participer. Marie-Eve Gachelin a évoqué des exemples de collègues qui ont vu arriver pour une consultation concernant un enfant, une bonne douzaine de personnes qui parlaient toutes en même temps. Une fois seule avec la mère, celle-ci ne disait plus un mot. 
  • Autre particularité : les prénoms ont une importance capitale dans la psychothérapie. Un prénom mal choisi sera identifé comme la cause des problèmes d’un enfant, le remède dans ce cas étant de changer son prénom.