Terre d'accueil, terre d'exil : les colonies agricoles juives en Argentine
Lors de sa réunion du 26 mars 2022, l’association France Plurielle sur L’immigration juive et les colonies agricoles en Argentine remonte plus d’un siècle en arrière avec un exposé sur les juifs qui sont partis de la Russie tsariste vers l’Amérique du Sud.
Une question humanitaire
En prenant ce cas d’une migration d’une population qui cherche asile dans un pays étranger, Oscar Yujnovsky considère d’abord la dimension de la politique humanitaire dans des situations concrètes, ainsi que le principe de solidarité et le refus de l’étranger chez la population d’accueil.
Les défis et l’angoisse
Il propose ensuite de nous emmener vers un autre angle, celui du point de vue des personnes déplacées, pour mettre en lumière la souffrance due au ressenti du refus, l’angoisse face à la nécessité d’apprendre une nouvelle langue, un nouveau métier ainsi qu’au besoin d’adaptation à une culture différente de la sienne.
On se replace ainsi dans la dimension humaine pour comprendre des douleurs et les défis vécus par les personnes face à l’exil.
Cette réflexion vise à ouvrir le dialogue avec les participants sur la polémique actuelle en France, au sujet des questions de la migration et de la demande d’asile.
Lire l’exposé d’Oscar Yujnovsky ci-dessous
Immigration juive et promotion des colonies agricoles en Argentine
Présentation par Oscar Yujnovsky
Cette présentation fait référence à un projet philanthropique orienté à donner appui à la population juive qui habitait la Russie tzariste à la fin du XIXème siècle. Il s’agissait de faciliter son immigration dans un pays libre comme l’Argentine.
Le sujet m’intéresse personnellement car mes quatre grands-parents, juifs provenant de la Russie, sont arrivés à Buenos Aires en 1904 et 1905 et se sont installés dans deux colonies agricoles promues par le Baron Maurice de Hirsch. Ma mère est née dans une colonie. Dans mon enfance, j’ai écouté avec fascination les récits de mes parents. Ils parlaient de leur vie de pionniers et leur adaptation au nouveau pays.
Cet évènement particulier de déplacement s’inscrit dans un long processus de migrations de juifs dans l’histoire. Déjà après la défaite face aux romans et la destruction du second Temple de Jérusalem en en mars 70 ap. J.-C., s’accélère l’exode des juifs que se dispersent dans le monde. Les groupes juifs plus connus sont les ashkénazes, les séfarades et les mizrahis.
L’itinéraire des ashkénazes juifs vers l’est en Europe Oriental s’est arrêté à la frontière avec la Russie dont l’entrée était interdite. Toutefois, en 1772, la Tzarine Catherine la Grande, vainqueur de la guerre avec la Prusse et l’Autriche-Hongrie, leur impose la partition de la Pologne et la Russie annexa les territoires conquis. Alors, la Russie hérite de la population juive des territoires annexés.
Une population opprimée dans l'empire tzariste
Mais en 1781 Catherine la Grande établit la Zone de Résidence où la population juive sera confinée. La Zone comprenait les régions entre la Mer Baltique et la Mer Noire (actuellement Estonie, Lituanie, Pologne, Biélorussie, Ukraine, Moldavie et l’Ouest de la Russie).
Il était interdit aux juifs la propriété ou la location de terres rurales, toute hypothèque ou emprunt ou quelconque opération financière avec de biens ruraux. Ainsi, les juifs ne pouvaient développer que des activités de services : finance, commerce, artisanat, services personnels. La population juive vivait dans des villages (shtetls) ou dans des centres urbains de petite taille. Ils ne pouvaient s’installer dans une grande ville comme Odessa ou Moscou, ni dans le sud de la péninsule de Crimée, le lieu de vacances du Tzar. Dans un espace restreint comme la Zone de Résidence, la croissance de la population, la concurrence et le manque d’opportunités contribuaient au développement de la pauvreté. D’autres menaces étaient le recrutement militaire forcé des jeunes et les pogroms. Un pogrom était une rafle organisée directement par le Ministère de l’Intérieur du Tzar contre les juifs d’un village ou ville de la Russie, accompagné de pillages, de massacres, violation de femmes, incendies et séquestres, parfois perpétrés avec l’appui de la population local antisémite.
Alors que les juifs souffraient les persécutions et actes de violence en Russie, l’idée de l’Argentine comme un lieu possible où ils pouvaient trouver refuge a commençait à circuler.
En effet, après des années de guerres civiles, à partir de 1862 s’ouvre en Argentine une période de paix et d’organisation institutionnelle. Le gouvernement impulsait une politique de promotion de l’immigration européenne avec deux objectives : peupler le vaste pays et favoriser la croissance de la production agricole. Dans le pays se construisait un réseau ferroviaire que permettait l’accès au territoire. La loi 817 de 1876 dite « Loi d’immigration et colonisation », connue comme la loi Avellaneda, précisait que le gouvernement s’engageait à protéger les migrants et soulignait de grands appuis à l’immigration. Les consulats argentins en Europe, notamment celui de Paris, distribuaient des circulaires et des tracts de propagande. Les conséquences des politiques agro-exportatrices et de la Loi 817 sont bien connues : entre 1870 et 1930, la population argentine augmente de façon spectaculaire grâce à une vaste vague migratoire, principalement d’Italie (48%) et d’Espagne (33%). Les juifs ne représentèrent qu’un pourcentage inférieur à 3%.
Une première migration difficile
En 1887-88, un groupe de juifs de Kamenetz-Podolsk (Ukraine occidental), motivé par des informations du gouvernement argentin, a décidé d’envoyer une délégation à Paris pour prendre contact avec le consul argentin et le Rabbin de Paris afin de connaitre les détails des opportunités qu’offrait l’Argentine. Le groupe de Kamenetz-Podolsk (120 familles, 813 personnes) voyage à l’Argentine a travers de Berlin, Hambourg, Bremen et arrivent au port de Buenos Aires en 1889 au bord du paquebot Wesser. Le fonctionnaire d’immigration, confronté à l’image d’une culture différente en raison des longues vêtements noirs et des longues barbes des nouveaux arrivants, n’autorise pas leur désembarquementt. Il a fallu l’intervention de juifs de Buenos Aires pour obtenir la permission d’entrée au pays et leur hébergement dans l’hôtel d’immigrants. Enfin, les immigrants se sont rendus en train dans la province de Santa Fe au nord de Buenos Aires où ils avaient acheté un terrain pour s’installer. Malheureusement, à leur arrivé, les migrants découvrent que la terre a été racheté par son propriétaire et ils se retrouvent á la rue et doivent dormir dans un wagon ferroviaire. Plusieurs enfants sont morts, probablement de typhus et leur corps ont été déposés dans de réservoirs vides de pétrole. En définitive, les immigrés trouvent un deuxième propriétaire qui les vend un autre terrain ou ils s’installent et le nomment « Moisesville », la terre promise par Moïse.
Vivre dans un pays libre : la genèse du projet du Baron de Hirsch
Le cas de Moisesville est une initiative indépendante du processus continu d’immigration juive en communauté décidé par le baron Maurice de Hirsch dans le cadre d’un projet de colonisation agricole vers le pays. Le Baron était un très riche banquier, entrepreneur et philanthrope d’origine allemand avec de multiple nationalités (Belge, Française). Parmi les travaux du Baron de Hirsch, figurent la fondation d’une banque en Pays-Bas, qui après de multiples mutations devient la Banque Paribas et la construction du long chemin de fer entre Paris et Constantinople. Avec les idées des Lumières et une position moderne de philanthropie opposée à la charité, Maurice de Hirsch décide de venir en aide aux juifs russes qui subissent depuis 1881 de pogroms sanglants et une avalanche de mesures discriminatoires dans toute la Zone de Résidence. Il adopte l’idée de reloger les juifs de la Zone de Résidence dans un pays libre, leur donner une formation d’agriculteurs et l’opportunité d’acheter une parcelle de terre ou ils pourront vivre en communauté dans une colonie agricole.
Les éléments qui ont influencé la décision du Baron Hirsch sont les suivants. En juillet 1889, la Chancellerie Argentine invite Dr. Wilhelm Loewenthal, un médecin et hygiéniste juif originaire de Berlin, á effectuer un voyage d’inspection à l’Argentine pour évaluer les conditions du pays pour l’installation de migrants. Loewenthal arrive à Buenos Aires en août 1889 et après avoir visité plusieurs provinces, il rencontre à Santa Fe le groupe de Moisesville. Choqué et troublé par la faim, la négligence et les maladies dont il a été témoin dans la colonie, cause de la mort d’au moins 61 enfants et bébés, Loewenthal retrouve le deuxième propriétaire qui a vendu le terrain et lui exige le respect des engagements pris dans le contrat. Au même temps, il était impressionné par la capacité des migrants à résister aux adversités et à persévérer pour continuer à travailler leur terre.
Loewenthal rédige un rapport adressé à Zadok Kahn, Rabbin principal du judaïsme français, et à l’Alliance Israelite Universelle (AIU), mais le véritable destinataire était le baron Maurice de Hirsch. Loewenthal propose un projet philanthropique visant à transformer les juifs russes opprimés et malheureux en producteurs actifs. Le projet pourrait être mise en œuvre dans un pays libre ouvert à l’immigration comme la République Argentine. Il souligne que le succès du programme exigeait de remplir trois conditions : disposer d’un capital effectif en argent, choisir des personnes capables de supporter les difficultés du travail de la terre et avec le désir d’améliorer leur situation et enfin, mettre en place une administration sérieuse, capable d’orienter les actions vers le succès.
L’Alliance Israelite Universelle rejette le projet, mais le Baron Maurice de Hirsch décide d’adopter les propositions de Loewenthal. Ainsi, le 11 septembre de 1891, le Baron de Hirsch fonde en Londres la Jewish Colonisation Association (JCA), Comité Juif pour la Colonisation, avec un capital initial de 10 millions de dollars qui plus tard réunira plusieurs sources de contribution, et nomme Loewenthal comme premier directeur du projet. Loewenthal voyage à Buenos Aires et entame des négociations avec le gouvernement et des propriétaires privés pour l’achat de terres. Les échanges sont complexes et difficiles, avec de multiples échecs. Les difficultés conduisaient à la perte de confiance mutuelle entre le Baron Maurice de Hirsch et Wilhelm Loewenthal et à la destitution de celui-ci comme directeur du projet en décembre 1891.
Cette année, la JCA achète en Argentine 617.418 ha pour installer 17 colonies. En 1891, le bateau Pampa, loué par le Baron Maurice de Hirsch, amène à l’Argentine 817 immigrants juifs provenant d’Ukraine, Pologne et Bessarabie (Moldavie). Les familles se sont installées dans la première colonie agricole, Mauricio, son nom en honneur du Baron, dans un terrain situé dans la partie centrale de la province de Buenos Aires. Cet évènement marque le début d’une succession de colonies agricoles juives en Argentine et promue par le Baron Hirsch. L’exécution du projet avance et continue après la mort du Baron en 1896. Quelques exemples :
Colonia Mauricio, fondé en aout de 1991, avec une extension de 24.865 ha (43.485 ha en 1941). Située au centre de la province de Buenos Aires, près de Carlos Casares, à 300 km de Buenos Aires. Population initiale : 817 migrants provenant d’Ukraine, Pologne et Bessarabie (Moldavie).
Colonia Clara, établi en 1892 au centre de la province d’Entre Rios, en 80.625 ha, le nom de la colonie en hommage à la baronne Clara Bischofsheim de Hirsch, épouse du Baron. Les premiers immigrés ont été 120 familles et 60 personnes embarqués dans le bateau Galatz dans le port d’Istamboul pour aller à Marseille, voyager en train à Bordeaux et monter à bord du bateau Pampa pour arriver à Buenos Aires le 16 décembre 1891.
Colonia Lucienville, établie en 1894 à l’est de la province d’Entre Rios, en 40.630 ha. Le nom en hommage de Lucien, fils du Baron de Hirsch et son épouse, dont après sa mort prématurée le 6 avril 1887, ses parents décident de donner toute sa fortune à la cause philanthropique.
Colonia Barón Hirsch, fondée en 1905 avec 110.866 ha en 1941. Localisation à l’ouest de la province de Buenos Aires et la frontière avec la province de La Pampa dont Rivera est une gare de la ligne ferroviaire du Sud.
Colonia Médanos. Fondé en 1905 avec un groupe de migrants que quittent Moisesville, située près de Bahía Blanca, au sud de la province de Buenos Aires.
L'essor culturel : Molière en version originale au thêatre
En 1914, il y avait 9 colonies de la JCA dans une étendue de 550.000 ha où habitaient 24.500 personnes (1916). Chaque colon recevait un prêt sur 20 ans pour acheter une parcelle de 70 à 100 ha, une maison précaire, une vache, des moutons, deux chevaux, des semences, une charrue et des outils agricoles. Les colons se concentraient sur la production de céréales, mais l’activité s’est diversifiée avec le temps en incorporant l’aviculture, l’apiculture, l’horticulture et l’élevage. Les colonies se développaient, il y avait des écoles publiques, synagogues, hôpitaux, bibliothèques, journaux, coopératives de crédit, clubs, groupes de théâtre et rencontres sportives, culturelles et récréatives.
Une journaliste du journal La Nación de Buenos Aires, en visitant Colonia Clara en 1916, témoigne de son étonnement face aux photographies des pères fondateurs de la patrie -San Martin ou Belgrano, par exemple-, présentes dans les salles de classe des écoles. Aussi, elle trouvait inattendu de participer à une soirée de théâtre où les colons représentaient ”Le malade imaginaire » de Molière, en français.
Cependant, les colonies se développaient dans un milieu hostile et subissaient une multitude de facteurs défavorables. Les terres étaient moins fertiles que la moyenne de terres dans la pampa. L’accès aux marchés était difficile à cause des routes de terre boueuses. Les intempéries météorologiques (le gel, sécheresses, orages, inondations) et les invasions de criquets et d’insectes parasitaires affectaient la production agricole. Par ailleurs, les colons souffraient des frustrations dues aux contradictions avec la bureaucratie administrative de la JCA et les oscillations et crises économiques dans le pays que les avait accueillis.
Les sentiments face à l'exil : l'adaptation et l'espoir
Nous avons retracé l’évolution d’un projet d’immigration de juifs russes en Argentine parce que c’est un exemple de migration de populations pauvres, persécutées et qui cherchent asile dans un pays étranger. Notre attention se porte sur l’être humain, les impacts sur sa vie, les expériences et sentiments de migrants. En Russie, la population juive sentait l’angoisse du danger des persécutions, les pogroms, l’aggravation des conditions de vie, le manque de futur. Quand elle fait le choix de partir pour sortir de sa terrible situation, elle est envahie par le chagrin et l’incertitude. Les migrants réalisent qu’en échappant de la discrimination et la xénophobie ils se dirigeront à l’exil permanent. Ils se demandent comment sera leur vie dans une terre nouvelle et lointaine. Après, ils vivent les péripéties de traverser terres inconnues, de voyage sur la mer et l’arrivée au pays de destination. Ensuite, se fait claire la question de s’adapter à un pays nouveau, à un climat diffèrent, à une langue inconnue, à la solitude et l’isolement dans la pampa argentine. Du point de vue de l’organisation de la vie quotidienne et du travail, les migrants se demandent comment apprendre le métier d’agriculteur, comment acquérir les compétences nécessaires pour travailler la terre.
En dépit du fait que les chiffres de l’immigration juive promue par le Baron Hirsch par le biais de la JCA soient faibles si on les compare avec le total de l’immigration européenne en Argentine entre 1880 et 1930, son impact qualitatif a été considérable. Le Baron Hirsch croyait fermement que la situation politique et sociale des juifs qui habitaient la Zone de Résidence pourrait être améliorée par la formation comme agriculteurs modernes. Il s’agissait d’une entreprise sociale de régénération humaine et morale plus que d’une question de progrès économique. Dans le milieu juif en Europe Central et Oriental, le nom de Hirsch représentait le symbole de la possibilité de trouver une vie meilleure dans un endroit éloigné d’Europe. Theodor Herzl, qui a promu la politique du sionisme avec l’émigration des juifs vers les terres dominées par l’Empire Ottoman, a pensé que l’Argentine aussi pouvait constituer une alternative valable. L’idée centrale des deux leaders était le retour des Juifs aux travaux agricoles, après des siècles d’expulsions et des interdictions en Europe.
Comme conséquence du succès du modèle économique exportatrice développé en Argentine fondé sur la croissance de la production agricole et l’élevage jusqu’à 1930, un intense processus de migration rural-urbaine et de mobilité sociale ascendante a eu lieu. Nombreux juifs, qui ont vendu leurs terres ont quittés les colonies pour s’installer aux villes comme commerçants ou petits entrepreneurs. J’ai eu l’occasion de visiter Colonia Clara en 1964, pour en constater que seulement un petit nombre d’agriculteurs juifs resté là, la plupart d’entre eux ayant quitté la colonie.
Souvenirs de famille
Je garde toujours en mémoire les photos anciennes que montrent ma grand-mère qui, pendant la récolte, faisait cuire le maïs dans une grande marmite à l’eau bouillante dans laquelle tout le monde se servait. Et aussi, les images de mes oncles qui, habillés comme les gauchos, montaient à cheval pour aller à l’école.